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Notícies :: pobles i cultures vs poder i estats
Cette langue qui a résisté.
29 mar 2006
Par Víctor Gómez Pin
Professeur à l’Université autonome de Barcelone.
CETTE LANGUE QUI A RÉSISTÉ

Pour un observateur européen en général et français en particulier, l’image de la Catalogne au sein de l’Espagne est singulière. On sait grosso modo que ses spécificités culturelles et surtout linguistiques font qu’il est difficile de la considérer comme une région de plus, c’est-à-dire comme ce à quoi la politique officielle des années du franquisme la réduisait. Ces particularités viennent de loin. Il y a déjà un siècle, la bourgeoisie locale parrainait la traduction en langue catalane des classiques, réformait la ville de Barcelone, en faisant un lieu d’avant-garde dans le domaine des manifestations artistiques, aussi bien architectoniques, picturales que musicales. En somme, elle intégrait la Catalogne dans l’image qu’une certaine Europe se donnait d’elle-même. Si cela était possible, c’est que les bases sociales le permettaient. Simplement, la Catalogne avait l’air d’échapper à une asthénie proche de la mélancolie qui submergeait l’Espagne, du fait de sa décadence économique et militaire comme de sa marginalisation face à la culture européenne. Une Espagne fondamentalement agraire – avec des exceptions telles que le Pays basque – qui semblait se refléter dans les vers d’Antonio Machado pour décrire la Castille : misérable, hier dominatrice, enveloppée dans ses guenilles, et méprisant tout ce qu’elle ignore.

La différence culturelle de la Catalogne amena, dans les années de la République, à une reconnaissance institutionnelle qui a trouvé sa forme dans le statut qui lui a été concédé en son temps, de même qu’au Pays basque et à la Galice. Puis vinrent la guerre civile et les années de ténèbres franquistes. En l’absence de pacte avec le nouveau régime – malgré la complicité d’un large secteur de la bourgeoisie catalane, soumise à une authentique schizophrénie entre ses intérêts économiques et ce que le franquisme représentait sur le plan culturel –, les aspects qui paraissaient la caractériser furent l’objet d’une persécution systématique. Concrètement, la langue catalane fut exclue de tout usage officiel et limitée exclusivement à la sphère domestique. N’étaient tolérés que les éléments de la culture susceptibles d’être canalisés vers le registre folklorique, comme la danse et la musique traditionnelles, homologuées par la propagande officielle en manifestations régionales de l’Espagne unie.

Parallèlement, sur le plan économique, la Catalogne poursuivait son développement, et celui-ci accentuait le gouffre social qui la séparait du reste du pays. Dans les années 1950, alors que le régime franquiste était pleinement consolidé, se produisit un exil des fils de l’Espagne rurale vers des zones industrielles du nord, principalement vers la Catalogne et le Pays basque. On assista alors à une confrontation culturelle, à l’image de ce qui se passait à la même période dans cette Italie évoquée, de manière si émouvante, par les films de Luchino Visconti. Entre Almería et Barcelone, il y avait le même abîme économique et culturel qu’entre le mezzogiorno de La terra trema et le Milan industriel de Rocco et ses frères, avec en plus une différence linguistique qui se révélerait essentielle.

En Catalogne, les émigrants méridionaux étaient inévitablement victimes de ces vexations que l’Europe manufacturière réservait aux fils de l’Europe agraire – brimades qui aujourd’hui se manifestent si souvent dans les relations entre les citoyens communautaires et ceux du sud de la méditerranée. Mais en Catalogne, à cette époque-là, ce mépris, cristallisé par le terme charnego, trouvait, pour certains, un palliatif dans le fait que la multiplication des immigrants de langue castillane – manipulés par la politique franquiste – diminuait objectivement la possibilité de voir la langue et la culture catalanes récupérer la présence sociale qu’elles avaient perdue.

En conséquence, les natifs du reste de l’Espagne, à la fois dévalorisés en raison de leur précarité économique et taxés d’oppresseurs, apparaissaient comme des instruments de la répression culturelle de tout un peuple. Une offense objective – de laquelle le régime était en dernier ressort responsable – qui laisserait forcément une marque profonde dans les âmes des victimes.

Mais ceux qui en Catalogne furent un jour appelés « les autres Catalans » – et il faut souligner le terme « Catalans », car il s’agissait d’une première tentative de rapprochement – ne pouvaient ignorer un fait : la population de langue catalane résistait simplement en luttant, de multiples façons, pour restaurer les conditions politiques non pas de la fertilité de sa culture, mais de sa survie. C’est ainsi que le combat général de l’Espagne contre le franquisme se complétait, là, d’une véritable dialectique ayant pour objectif d’éviter la division en deux communautés.

Pour beaucoup, il fallait explicitement que les citoyens d’Espagne s’approprient la cause de la pleine récupération de la langue et, en général, de la culture catalanes. Cette ouverture à l’âme de l’autre, à commencer par sa langue, allait beaucoup plus loin – non seulement en Catalogne, mais aussi au Pays basque – que le problème d’assumer ou pas l’identité nationale de la Catalogne. Il y a, en effet, des raisons de penser que la mort d’une langue est quelque chose de beaucoup plus concret, plus tragique, que celle de l’abstraction constituée si souvent par un Etat ou une patrie. Car la diversité des langues fait qu’elles ont toutes en commun l’ambiguïté et l’arbitraire du registre linguistique, leur absence de mimétisme face à la nature, et, en somme, leur différence abyssale quant à un code de signes. D’où le paradoxe suivant : les langues sont salva veritate interchangeables ; pourtant, d’une certaine manière, dans la disparition de l’une d’elles, c’est le langage tout entier qui semble mourir, comme c’est le cas avec les hommes puisqu’il n’y a pas d’humanité sans individus.

Si, il y a vingt-cinq ans, la restauration de la langue et la culture catalanes ne paraissaient pas être vécues comme une remise en question des valeurs générales, parfaitement légitimes, liées à une certaine idée de l’Espagne, il semble à présent que nous ayons régressé. Voici deux ans, M. José María Aznar, alors président du gouvernement, faisait la leçon à la classe patronale espagnole pour qu’elle s’érige en sauvegarde de l’unité de l’Espagne. Puisque personne n’envisageait de remettre en cause l’unité du marché – cause à laquelle les patrons, surtout, devraient être sensibles –, cela cachait autre chose.

Le fantasme de la perte des références communes sur le plan culturel et symbolique était de retour. Cela ne concernait pas seulement la droite nationaliste espagnole : en phase avec les déclarations de M. Aznar, le président socialiste de la communauté autonome d’Estrémadure affirmait dans un article d’opinion que les éventuelles souverainetés du Pays basque ou de la Catalogne étaient inacceptables, non seulement pour des raisons historiques, mais aussi pour des raisons « sentimentales » (sic). Mot-clé surprenant dans la bouche d’un dirigeant politique.

Les manifestations d’identité politique, culturelle et linguistique venant des citoyens d’une communauté seraient intolérables parce qu’elles offenseraient nos « sentiments ». Ne s’agirait-il pas plutôt de nos ressentiments ? Ceux-ci ne se créent pas à partir de rien. Il existe des causes qui les déterminent, et deux parties qui les alimentent. Prenons comme exemple le débat lamentable sur la foire du livre de Francfort, pour laquelle un responsable culturel avait prévu une représentation de la Catalogne constituée exclusivement d’auteurs de langue catalane. On prétendait ainsi éluder la réalité tenace, une importante quantité des livres d’auteurs catalans étant écrite en langue espagnole.

Mais, parfois, la dénonciation d’un fait si intolérable sert d’excuse pour ne pas reconnaître que, dans la ville de Barcelone, aujourd’hui, la langue catalane n’est en aucun cas dans la pratique une menace pour la langue espagnole. Il est très curieux que certains soient parfaitement disposés à accepter les lois administratives de discrimination positive, lorsqu’il s’agit de la participation des femmes au gouvernement, et se montrent pourtant radicalement scrupuleux à l’heure d’accepter la même logique concernant des langues qui, si on les abandonnait à la loi du marché linguistique, finiraient par s’éteindre. Il n’est pas certain que tel soit le cas du catalan, mais bien celui de l’euskera. Disons-le sans détour, au-delà de toute idéologie ou de bons sentiments, la situation objective de la langue espagnole – et de la culture qu’elle véhicule – rend impossible que les langues périphériques d’Espagne la marginalisent.

Loin du franquisme, il devrait être possible d’envisager un pacte de compatibilité entre l’identité culturelle catalane – sa langue en premier lieu –, celle des Espagnols d’autres régions et celles des nouveaux immigrants, qui ont également leurs propres manifestations culturelles. Nous serions alors en condition d’aborder d’autres questions qui semblent être éternellement reportées – sauf si quelqu’un a intérêt à ce qu’il en soit autrement, car il est bien connu que celui qui impose son problème détermine d’une certaine manière notre monde. Un article de la législation catalane dit que le catalan est la langue propre à la Catalogne, ajoutant que « le castillan l’est aussi ». Il ne s’agit pas de modifier l’énoncé, mais d’obtenir que dans les faits, pour exprimer notre fidélité aux valeurs réellement démocratiques, en Catalogne comme en Espagne, l’autre langue soit, au moins, respectée comme étant la langue propre.

Víctor Gómez Pin.

LE MONDE DIPLOMATIQUE 2006 | Page III
http://www.monde-diplomatique.fr/2006/01/GOMEZ_PIN/13138

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